L'histoire a fait de la Corrèze le principal
centre de fabrication de l'accordéon en
France. Cette histoire mal connue s'est
déplacée de Brive à Tulle au terme de
multiples péripéties, d'aventures humaines
et musicales, de réussites industrielles et
commerciales. Cette activité, qui a touché
pendant quatre-vingts ans des centaines
de personnes à travers toute la Corrèze,
est encore vécue intensément par beaucoup de gens comme un monde riche et
coloré, prolongée aujourd'hui par le renouveau de la firme Maugein.
Voici quelques éléments, présentés par
olivier Durif, de cette histoire où la réalité
et la légende se mêlent étroitement pour
constituer une épopée quasi mythique.
La legende commence à Brive par un
dimanche de 1885. François Dedenis,
jeune menuisier originaire de la montagne limousine part à la pêche avec un
camarade qui emporte avec lui un accordéon.
C'est probablement ce jour-là que François découvre en même temps que la
pêche à la ligne, activité « branchée » de
cette fin de siécle, le dernier gadget de
la musique populaire de l'époque :
l'accordéon.
La légende, toujours elle, veut que François Dedenis, emballé par la sonorité de
l'instrument, ait économisé jour après
jour pour se payer un accordéon de quatre sous et de cinq touches.
On peut penser que les accordéons allemands qui
fournissent l'essentiel de la production de
l'époque sont d'une solidité à la mesure
de la modicité de leur prix : l'instrument
se dérégle: François le démonte et le
répare.
A partir de ce jour l'histoire prend le pas
sur la légende. L'aventure s'installe au
coin de la rue Raynal et de la rue Dubois
à Brive où François a son atelier de
menuiserie.
Devant le succès de cette première réparation, il perfectionne son instrument
puis vraisemblablement en construit un
avec des moyens de fortune. Il en fabriquera régulièrement désormais tout en
continuant son métier de menuisier. Les
catalogues édités par Dedenis font
remonter son installation comme fabricant d'accordéon à 1887. Mme Vauxel
dans son intéressante étude sur l'entreprise Dedenis signale que c'est seulement
à partir de 1901 que la mention « fabricant d'accordéons » apparaît sur les listes
de recensement, remplaçant celle de
«menuisier». Chronologiquement, ce
changement de statut intervient sans
qu'on puisse établir aujourd'hui une relation de cause à effet, après le succès
signalé par le journal briviste « Le Petit
Gaillard », de François Dedenis à
l'Exposition Universelle de 1900 où il
obtient « un diplôme d'honneur avec croix
du Mérite pour l'excellence de ses accordéons exposés au Palais du travail ».
En tout cas cette période est sensiblement
concordante avec l'essor de l'accordéon
en limousin.
Les concours d'instruments populaires
mentionnent sa présence dans un concours
à Pompadour le 18 septembre 1896 pour
« musette, violons, accordéons, flageolet et
flûte... » et le 11 septembre 1898 au Bourg
de Varetz : « un concours d'accordéons et
de violons » .
Son essor prétend être freiné par la piètre
opinion dans laquelle les notables locaux
tiennent l'instrument. Comme les Auvergnats le font à la même époque dans les
journaux auvergnats à Paris à propos du
bal musette, Johannés Plantadis, sous le
pseudonyme de Jean Dutrech, dans un
numéro de la revue régionaliste
« Lemouzi » de 1895, déplore son irruption en Limousin où il « a chassé en
partie les bons instruments anciens ... l'accordéon, l'affreux accordéon qui n'a rien de
Limousin ni de bien agréable et qui
détonne dans le milieu où il enfle ses sons
insipides et les désenfle... »
Lors du premier et important concours
d'instruments anciens de Juillac en 1902,
l'organisateur, le Dr Gaume, justifie son
initiative en regrettant « que deux instruments
du pays, la musette et le fifre disparaisse pour être remplacés par l'affreux
accordéon... il a résolu de les faire revivre » . Mais, dès 1905, la mode est la plus
forte et le bon docteur est contraint d'introduire l'accordéon dans son concours .
on peut donc penser qu'à partir de 1905
François Dedenis est bien installé dans sa
situation de fabricant d'accordéons. Lors
de la fête patronale de Brive du 26 août
1906, un concours d'accordéons, de vielle,
de chabrette est organisé; la «Maison
Dedenis» offre un instrument au vainqueur du concours d'accordéons.
Le vainqueur est un certain... Maugein de Tulle !
Là mode de l'accordéon (diatonique
pour l'essentiel) va grandissante et la
concurrence est sans doute rude pour
Dedenis même à Brive : le Radical de la
Corréze publie un encart publicitaire où
«J. Contenson, 4 rue de la République à
Brive la Gaillarde » propose des «Accordéons Français, Italiens, Autrichiens... de
concert, bal et salon, accordéons Stradella
3 jeux, 12 basses, 21 touches. les
plus sonores et les meilleurs du monde ... ».
Qu'importe, le succès des "boites à
sucre" Dedenis, comme on les appelle
familièrement, ne se dément pas. Dès
1907, François Dedenis s'installe place
Thiers et en 1913 il inaugure en présence
du député de Brive, M. Lachaud, une
nouvelle usine, signe d'une réussite qui
dépasse sans doute déja les frontières du
Limousin. On croit savoir qu'à cette
époque Dedenis réalise entièrement ses
accordéons. La plupart des membres de
la famille de François Dedenis, qui n'a
pas d'enfants (et n'en aura pas), travaillent dans l'usine. François Dedenis est
présenté comme un homme de petite
taille, énergique, patron philanthrope, avec
un coeur d'or, trop bon, semble-t-il parfois avec ses ouvriers.
L'usine ferme ses portes pendant la
guerre de 14-18 et ne rouvre qu'à l'armistice.
Dans les difficultés d'approvisionnement de l'après-guerre, mais dans la
joie de la fin de la tourmente, les bals
reprennent: l'accordéon s'est imposé
comme l'instrument roi. La maison
Dedenis entame la décennie de son apogée. Elle embauche dès 1919. Parmi les
ouvriers figure Jean Maugein, descendu
de Tulle où il est accordeur de piano.
L'homme, de fort caractère et d'une
intelligence vive, comprend très vite la
technique du montage des accordéons.
Trop vite semble-t-il au gré de la Maison
Dedenis. On lui l'ait comprendre que sa
place est ailleurs. Il rentre à Tulle et se
met à réparer les accordéons puis, sans
doute, à en vendre. Rapidement il s'installe dans un petit atelier de la rue du
Grillon et commence à fabriquer; ses
deux frères Antoine et Robert le rejoignent ainsi qu'un premier ouvrier,
M. Chareille.
Pendant ce temps Dedenis produit, selon
ses dires, plus de 5.000 accordéons par
an, diatoniques dans leur grande majorité. Il semble bien qu'il appose son nom
sur des accordéons d'importation qui lui
permettent d'élargir sa gamme. Les lames
semblent également, selon les dire de
M. Poumara (voir article «j'étais accordeur Chez Maugein-Frères»), être de
fabrication allemande. La fabrication en
grande série qui fait de l'accordéon une
industrie de montage et de fïnition et les
coûts moindres de la concurrence
conduisent à cette évolution où l'économie prend le pas sur l'artisanat. Outre les
catalogues, la publicité chez Dedenis est
assurée par un orchestre d'ouvriers et
ouvrières de l'usine qui se produisent en
harmonie sous la direction d'un accordeur de la maison, premier prix de
conservatoire, M. Suhit. Leurs succès
dans différentes villes de France, en Belgique, en Italie, en Suisse, attestés dans
les catalogues et dans le journal du
«Tout Brive», assurent ainsi la promotion de la marque.
L'idée sera reprise plus tard par Maugein
qui montera «Tulle Accordéons» toujours sous la direction de M. Suhit. Les
catalogues dithyrambiques sont conformes
au genre de l'époque conseillant les
joueurs sur tel modèle de préférence à tel
autre. Le musicien de routine y est
constamment mis en garde contre l'achat
d'un instrument qui serait inadapté à sa
technique et à ses moyens, présumés restreints.
Les musiciens de routine sont cependant
la grosse clientèle de chez Dedenis qui
vend ses petits diatoniques aux quatre
coins de France.
Pendant ce temps-là, les Maugein installent
un nouvel atelier rue du Docteur Faugeyron, à Tulle, dès 1923 ; peu après
ils bâtiront une usine non loin de là, cité
Cazeau. En 1928, l'usine Maugein compte
vingt et un ouvriers cependant que chez
Dedenis prés d'une centaine d'ouvriers
sont employés. La concurrence étrangère,
allemande et italienne, est très forte à
l'époque. Dans un article de la «Revue
Limousine » de 1926, François Dedenis
demande, déjà à cette époque, qu'on
rehausse les droits de douane et qu'on
délivre des factures et certificats d'origine
aux instruments étrangers.
En 1927 François Dedenis, à l'occasion
du Centenaire de l'Accordéon, est décoré
de la Légion d'Honneur par Henri
de Jouvenel, puis fait chevalier en 1930.
Pourtant il semble bien que l'entreprise
Dedenis, si elle a marqué de son sceau les
années 20, avec la production de diatoniques, n'a pas préparé l'avenir avec assez
d'intuition. Maugein de son côté a misé
sur le chromatique et ne fait du diatonique qu'en appoint.
D'ailleurs certains
pensent que bon nombre de diatoniques
Maugein sont faits chez Dedenis, la
«musique » étant montée et la raison
sociale apposée chez Maugein.
De son côté, Dedenis importe pour ses
chromatiques des caisses et des « musiques» italiennes qu'il monte et finit à
Brive.
Le 7 février 1933, François Dedenis meurt laissant à sa femme la
responsabilité d'une entreprise florissante mais
semble-t-il peu préparée à l'avenir.
La continuité est assurée par un chef
d'atelier de la maison, M. Belony, qui
continuera à commercialiser de petites
séries qui n'étaient pas encore finies, à
réparer puis à vendre des accordéons à
Brive jusqu'à sa mort un peu avant les
années 60.
Mais on peut dire que l'orée de la
Seconde Guerre mondiale marque la fin
de l'ère Dedenis.
Pendant ce temps les trois frères Maugein
poursuivent leur route. Dés 1937, ils font
construire une nouvelle usine rue d'Arsonval à Tulle. En 1938 ils fabriquent
entièrement leurs instruments ayant acquis
et fait construire les machines pour
fabriquer leur « muique », seuls les boutons et quelques jeux d'anches spéciaux
sont achetés à l'extérieur. Plus d'une centaine d'ouvriers y travaillent désormais.
La demande est forte à ce moment-là,
l'accordéon chromatique est l'instrument
populaire par excellence. la firme Maugein, solidement dirigée par les trois
frères, bénéficie de la collaboration de
très bons ouvriers. L'ambiance, excellente, favorise la qualité. Les ouvriers ont
à coeur de produire le meilleur travail.
D'ailleurs les différentes interventions ou
pièces de l'accordéon (clavier, menuiserie, accord) sont signées du nom de
l'ouvrier. En 1939 prés de trois cents ouvriers
travaillent chez Maugein.
La concurrence est surtout italienne à
cette époque. La firme italienne Cooperativa Armoniche prend en 1936
un concessionnaire en Corrèze même : M. Calmel à
Beaulieu. Celui-ci vend les instruments
avec sa propre raison sociale « Calmel à
Beaulieu ». Il embauche quelques ouvriers
pour la finition puis, vers 1938, il se met,
semble-t-il, à fabriquer lui-même les
accordéons, répliques parfaites des modèles
« Coopé ». Sa mort, en 1939, interrompt
une concurrence qui, sur le plan de la
qualité, s'annonçait redoutable pour
Maugein.
La guerre survient et Maugein débauche
son personnel réquisitionné. Puis, après
40, la fabrication redémarre et on réembauche une centaine d'ouvriers. Les
difficultés d'approvisionnement, notamment en pièces métalliques, sont palliées
par des erzatz où l'aluminium remplace
le laiton et l'acier.
Pendant les combats de la Libération,
Tulle est durement touchée par les représailles allemandes et la firme Maugein
paie son tribut en hommes de valeur,
blessés, déportés, voire excécutés . Les
archives de la maison Maugein sont
éparpillées.
Mais la Libération est là et l'accordéon
est de toutes les fêtes : le monde veut
oublier! La production redémarre très
vite et très fort, Maugein en bénéficie.
la musique inexorablement change:
l'Amérique et le jazz sont là ! Gus Viseur
vient chez Maugein faire fabriquer le
premier accordéon avec un accord baptisé «Viseur» qui deviendra l'accord
«swing». Les caisses des accordéons se
sont arrondies, les goûts changent. En
Corrèze, le chromatique a définitivement
supplanté le diatonique. les bals florissants voient naître des orchestres où
l'accordéoniste est accompagné d'autres instruments. La période est excellente pour
la firme Maugein. En 1946, quatre chefs
d'équipes chez Maugein : MM. Lacroix,
Simon, Chareiile et Beaussoutrot décident de monter leur propre entreprise, les
accordéons « Union ». Ils s'installent dans
un atelier à quelques centaines de mètres
de chez Maugein. Leur réussite est relative après un premier succès de curiosité.
Leur travail quasi-artisanal dans une
fabrication où la standardisation et la
rationalisation sont importantes à l'époque ne leur permettent pas de lutter
contre leur concurrent et voisin Maugein.
L'entreprise fermera boutique au milieu
des années soixante sans avoir réellement
percé. Dans les années cinquante à
soixante la production est importante
chez Maugein et le marché alimenté par
une demande de plus en plus régionale.
Mais l'accordéon entre dans une période
de déclin. La guitare et le rock'n'roll
s'annoncent. Les fréres Maugein, et l'entreprise avec eux, commencent à vieillir,
les salaires baissent, la qualité et l'ambiance s'en ressentent. L'accordéon est
encore perçu comme un instrument populaire mais son aventure est derrière lui.
En Limousin notamment, le phénomène
qui popularise Ségurel, alors en pleine
gloire, masque pour de nombreuses années
au niveau de la fabrication le passage de
l'accordéon du stade d'instrument à part
entière au statut d'instrument de la nostalgie. Les musiciens s'en détournent
progressivement. Le monde du show-biz
l'ignore royalement.
La firme Maugein, sans réellement
baisser en qualité, subit cette crise qui
l'anesthésie progressivement. Les frères
Maugein se retirent et Jean meurt le
premier en 64, Robert part en retraite en
1965 et meurt en 1972, Antoine en 1977
et son fils Georges qui travaillait également à l'usine en 1978.
Dés 1965, un directeur est nommé mais il
ne réside pas à Tulle et vient trop sporadiquement de Bordeaux où il réside.
dans les années 70, Maugein est complètement absent du regain d'intérêt pour le
diatonique que la maison perçoit comme
dépassé.
En 1981, la famille fait appel à M. René
Lachaize, parent de la famille pour diriger l'entreprise en diffîculté.
La municipalité décide d'aider la firme
qui appartient au patrimoine tulliste. Elle
décide la construction d'une nouvelle
usine qu'elle loue à la firme Maugein en
location-vente. En 1984, la nouvelle usine
est inaugurée: une nouvelle aventure
commence...