Les chabretas sont des Cornemuses jouées et
fabriquées autour de Limoges. On rencontrait
de nombreux joueurs de cornemuse en
Limousin au XlXéme siècle : en haute-Vienne, en Corrèze, en Dordogne. la
Cornemuse se nommait "chabreta", et celui
qui l'utilisait "chabretaire", dans cette langue
d'oc parlée par tous jusqu'à la guerre de
1914. Les cornemuses jouées en Limousin
furent très diverses : les plus récentes,
d'importation auvergnate ou bourbonnaise,
venaient du nord et du sud. Mais une
cornemuse très particuliére fut longtemps
fabriquée en limousin même. c'est elle que
l'on appelle aujourd'hui "chabreta", ou
"chabrette" par françisation : la
Cornemuse à miroirs, puisque son boitier est
toujours décoré par de petits miroirs sertis à
l'étain, qui donnent à l'instrument sa beauté,
son mystère. L'étrangeté de ces décorations
évoque tout autant les symboles anciens
d'une culture oubliée, que les signes de la
religion catholique, plus proche de nous : ostensoirs, coeurs et étoiles, soleils... tout
l'instrument est du reste recouvert de signes tracés à l'acide et à la potasse, car les pièces
de buis se prêtent à ces décors d'artisan : le hautbois et son pavillon, les bourdons, le
porte-vent, ou le boitier sont ainsi décorés de serpentins, de cercles, de points tracés ou
gravés, de spirales qui ajoutent encore au mystère des miroirs. Certaines chabrettes
anciennes portent de lourdes chaines, qui rappellent les chapelets ou les bijoux. Chaque
piéce de bois est renforcée par de nombreuses bagues d'étain, d'os, de Corne noires et
blondes. La poche elle-même est souvent recouverte d'une "robe" ou d'un "costume"
comme disent les chabretaires, de velours, de soie ou de coton de couleur : bref tout
l'instrument est conçu et présenté comme une chose à voir autant qu'à entendre, dans une
sorte de féminisation de l'objet, presque bijou, plus tout à fait instrument de musique. Les
fabricants de chabrettes donnent à leurs objets une esthétique complexe, qui permet de
transcender leur rôle musical, et transforme ces cornemses en icônes populaires,
puissantes dans leur charge d'étrangeté et leur force sémantique, des
icônes ou tout fait sens, les matières, les formes, les décors, les sons et les
systèmes musicaux.
La chabreta est une cornemuse dotée d'un hautbois et de deux
bourdons : le gros bourdon repose sur le bras du musicien. Il est
accordé une octave en-dessous du petit bourdon, c'est-à-dire deux octaves
en-dessous de la tonique du hautbois.
le gros bourdon est composé de plusieurs segments. le premier étant percé de trois tuyaux
parallèles reliés, permettant d'obtenir une tonalité grave, pour un encomhrement minimun.
Les chabretas sont géneralement des cornemuses de tonalités aigues.
Mais il existe des chabretas heaucoup plus graves, donc
plus grandes, que l'on nomme des "chabras" en langue d'oc : la chévre. le hautbois
présente cette originalité de posséder une petite clef double, articulée par le petit doigt, qui
permet de jouer la note la plus grave. Cette clef est protégée par un barillet de corne ou
d'os, comme sur les hautbois de la Renaissance. Le hautbois se termine par un pavillon en
cloche, souvent creusé intérieurement, qui permet d'accentuer l'effet de "résonateur"
bouché avec le genou. Le boitier de la "chabreta" est recouvert de nombreux miroirs
décoratifs, qui contribuent à un effet de religiosité séduisant : les motifs d'ostensoirs, de
soleils, de tetramorphes, de croix et les signes empruntés au vocabulaire de la Contre-reforme
suggèrent l'utilisation de ces cornemuses par des Confréries au XVIIIéme siècle
à Limoges. Les fabricants populaires du Limousin ont reconduit d'âge en âge ces décors
sans en percevoir tout le sens religieux, mais en devinant là un sens général de la
cornemuse décorée : le sens du Sacré, de
l'étrangeté du signe, de la poésie d'un signifiant dont on a perdu le
message mais dont subsistent les éléments ostensibles : miroirs,
étain, chaines. Cette esthétique d'inspiration religieuse s'ajoute aux
traits particuliers de la culture populaire, présents sur les
cornemuses depuis fort longtemps : les matières animales, telles que la peau, la corne, l'os,
et les matières végétales comme le buis, le prunier, le cerisier, le sureau. l'écologie
musicale ou se situent les cornemuses donnent une place de choix à la chèvre, et les noms
d'oc que les musiciens attribuent aux pièces de l'instrument portent la mémoire longue de
cet héritage populaire ou la cornemuse était considérée comme un petit animal presque
humanisé : la "tête" pour le boîtier, la "langue" pour l'anche, la "peau" pour la poche, le
"pied" pour le hautbois. Ainsi les chabrettes du Limousin montrent-elles une
superposition, ou plutôt une stratification, de sens et de signes renvoyant à des âges
successifs, comme autant de rèves pétrifiés dont nous découvrons les marques fossiles. Le
fabricant de chabretas, qu'il se nomme Maury de Glanges ou Chabrely de Luchat, a réalisé
une oeuvre d'art populaire où se mèlent les souvenirs de gestes et de styles qu'ont eu
d'autres hommes avant lui. Ces gestes et styles d'un autre âge parlent encore aujourd'hui,
et donnent à la musique plus de force et de profondeur car le joueur de chabreta a
conscience de serrer contre lui un objet évocateur, plein de poésie et de mystère
La musique transmise possède les mêmes caractères que les musiques de cornemuse
de toute l'Europe occidentale, telles qu'on les rencontre en Galice, en Languedoc, en
Vendée, en Ecosse, en Flandres tout comme en Berry, Bresse, Basse-Auvergne ou
Bourbonnais : hautbois à anches doubles, systèmes musicaux ou les bourdons sont omniprésents,
bourdons sur lesquels sont développés des mélodies à caractère modal. Ces mélodies
parfois anciennes, furent conçues dans l'esthétique particulière des musiques à
bourdon, ou la variation sur un thème mélodique est omniprésente; mais des mélodies
parfois plus récentes, héritées d'un système tonal moderne, ont été "modalisées" par les musiciens
populaires : valses, polkas, etc...
Les chabretas du Limousin laissent entrevoir d'autres possibilités : leur échelle mélodique
étant presquee entièrement chromatique, elles permettent des variations de mode à l'intérieur
d'une même pièce musicale : tierces mineures ou majeures notamment, et déplacement
du choix de tonique. Le travail sur le son, par doigtés couverts et glissés, hérités des
jeux de "cabrette" d'Auvergne, et par modification de la colonne d'air, offre une expressivité
dont disposent peu de cornemuses occidentales.
L'effet de "plainte" est obtenu en bouchant partiellement le
pavillon du hautbois avec le genou droit, ( ... )La chabreta est dotée d'une anche double en roseau à ligature
métallique pour le hautbois, d'anches en sureau pour les bourdons : il en
résulte une douceur de son qui se prête à des répertoires mélodiques et chantants, pleins d'une expressivité
parfois pathétique. Le vibrato léger, caractéristique des jeux de cornemuses
du massif central, accentue ces possibilités d'expression.
Les vieux chabretaires insistaient sur ces traits de style, qu'ils désignaient par les termes "faï planher",
fais plaindre ou gémir, ou "faï darda", c'est à dire fais briller, darder, éblouir: dans tous les cas
une affaire de sentiment musical, de lumière et de brillance qui renvoie aux mystères esthétiques
de l'objet et de ses miroirs, de ses symboles para-musicaux et de sa musique symbolique.
Tout un répertoire crypto-religieux fut du reste transmis avec l'instrument : cantiques, noels,
chants de quête, chants de la Passion.
( ... )
Le jeu de pied du musicien accompagne toutes les bourrées. Le chabretaire joue assis, il
donne sa propre percussion en frappant les pieds en cadence. Ainsi le corps tout entier est
occupé, et le musicien a un peu l'impression de danser en jouant : le rythme est meilleur
pour les mélodies de danse ternaires, du moins est-ce ainsi que le ressentent les
chabretaires. Cette technique d'auto-accompagnement par battements de pieds de
l'instrumentiste est très utilisée par les violonaires de Corrèze, et s'est surtout développé
chez les joueurs de cornemuse d'Auvergne... mais c'est une autre histoire.