Celuy qui apprend a jouer doit prendre garde entre autres choses de ne point faire
de grimaces. Il est si facile de contracter ces mauvaises habitudes, qu'a moins d'y apporter
un soin tres particulier, les plus habiles s'y engagent sans s'en appercevoir, et d'une
manière a ne pouvoir jamais s'en défaire. Les uns retiennent leur respiration, les autres se mordent, ou
remuent les levres. celuy-la bat extravagamment du pied, celuy cy tourne tout le corps
avec une violence et une agitation extreme. Enfin j'en ay vu faire a des gens de si terribles,
que je demanday une fois a l'un d'eux, que j'etais allé entendre, comme s'appellait son démon, tant les
contorsions m'effrayèrent. Une dame que j'y avais accompagnée me répondit : Musette. Et aussitot,
me retirant, je promis a cet épouvantable joueur de luy envoyer un exorciste en ma place.
Il n'y a rien de si ridicule ny de si incommode que ces mouvements irreguliers du corps, qui fatiguent
ceux qui entendent jouer, plus que l'harmonie de l'instrument dont on joue, ne les divertit.
C'est pourquoi il faut s'étudier a ne point tomber dans ce défaut, ce qui sera tres facile,
pourveu qu'on s'y applique de bonne heure, et que dez le commencement on détruise les causes
de ces habitudes.
Elles naissent ordinairement de deux sources. La première, qui est la plus forte et la plus dangeureuse, est
l'impatience d'apprendre, et la précipitation dans l'étude. L'esprit concoit plus promptement
ce qu'il faut faire , que les doigts ne le peuvent exécuter, et comme il ne se sent pas obey avec
la meme vitesse qu'il commande, il s'en prend a tout le corps , et s'explique par les grimaces
qu'il luy fait faire. Or le grand secret de s'en excepter, c'est d'étudier fort doucement,
et de donner temps a l'habitude de prendre racine sans la forcer. On peut meme jouer souvent
devant des miroirs. La representation naive de nos défauts nous en corrige d'ordinaire avec
plus de succès que les plus forts raisonnements.
L'autre cause des grimaces vient de l'emportement du joueur, qui se ravit luy meme, et qui s'entousiasme de sa
propre harmonie. Celles-cy ne sont pas si defectueuses que les autres, elles ne
consistent qu'en quelques coups de teste, et quelques battements de pied, qui semblent marquer
la mesure, et qui tirent plutost sur le geste qui exprime l'admiration que sur la grimace. Aussi elles ne sont
pas si difficiles a deraciner que les autres: car il est rare qu'on se guerisse de celles-la, au lieu que ceux
qui font celles-cy en sont tellement les maitres, qu'ils peuvent cesser de les faire quand il
leur plait. Il est beaucoup plus avantageux d'estre tout a fait exept des unes et des autres,
parcequ'autrement on déplait a ceux devant qui l'on joue, et a la fin on court le risque
de se dégouter soy-meme."
D'après : Borjon de scellery - méthode de musette.