La Carte de Tendre : une géographie galante et allégorique
(choix de textes de Madeleine de Scudéry, Segrais, Maulevrier, Tristan l'Hermite,...)
(voir la Carte)
Madeleine de Scudéry
(1607-1701)
La Carte de Tendre
(Clélie, histoire romaine, 1654-1660)
Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu'Herminius avait prié Clélie de lui enseigner par où l'on pouvait aller de Nouvelle-Amitié à Tendre, de sorte qu'il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette carte pour aller aux autres; car, afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu'elle a imaginé qu'on pouvait avoir de la tendresse pour trois causes différentes : ou pour une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination; et c'est ce qui l'a obligée à établir ces trois villes de Tendre sur trois rivières qui portent ces trois noms et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie et Cumes sur la mer de Tyrrhène, elle fait qu'on dit Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naît par inclination n'a besoin de rien autre chose pour être ce qu'elle est, Clélie, comme vous le voyez, madame, n'a mis nul village le long des bords de cette rivière qui va si vite qu'on n'a que faire de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre-sur-Estime, il n'en est pas de même, car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu'il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naître par estime cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle-Amitié on passe à un lieu qu'on appelle Grand Esprit, parce que c'est ce qui commence ordinairement l'estime; ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis Vers, de Billet galant et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d'une amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, Bonté, qui est tout contre Tendre, pour faire connaître qu'il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté et qu'on ne peut arriver à Tendre de ce côté-là sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, madame, il faut, s'il vous plaît, retourner à Nouvelle-Amitié pour voir par quelle route on va de là à Tendre-sur-Reconnaissance. Voyez donc, je vous en prie, comment il faut d'abord aller de Nouvelle-Amitié à Complaisance; ensuite à ce petit village qui se nomme Soumission et qui touche à un autre fort agréable qui s'appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n'est pas assez d'avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeants qui donnent tant de reconnaissance, si on ne les assidûment. Ensuite vous voyez qu'il faut passer à un autre village qui s'appelle Empressement et ne faire pas comme certaines gens tranquilles qui ne se hâtent pas d'un moment, quelque prière qu'on leur fasse et qui sont incapables d'avoir cet empressement qui oblige quelquefois si fort. Après cela vous voyez qu'il faut passer à Grands Services et que, pour marquer qu'il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petits que les autres. Ensuite il faut passer à Sensibilité, pour faire connaître qu'il faut sentir jusqu'aux plus petites douleurs de ceux qu'on aime. Après il faut, pour arriver à Tendre, passer par Tendresse, car l'amitié attire l'amitié. Ensuite il faut aller à Obéissance, n'y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit que de le faire aveuglément; et, pour arriver enfin où l'on veut aller, il faut passer à Constante Amitié, qui est sans doute le chemin le plus sûr pour arriver à Tendre-sur-Reconnaissance. Mais, madame, comme il n'y a point de chemins où l'on ne se puisse égarer, Clélie a fait, comme vous le pouvez voir, que ceux qui sont à Nouvelle-Amitié prenaient un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, ils s'égareraient aussitôt; car, si au partir du Grand-Esprit, on allait à Négligence que vous voyez tout contre cette carte, qu'ensuite continuant cet égarement on aille à Inégalité; de là à Tiédeur, à Légèreté et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Estime on se trouverait au lac d'Indifférence que vous voyez marqué sur cette carte et qui, par ses eaux tranquilles, représente sans doute fort juste la chose dont il porte le nom en cet endroit. De l'autre côté, si, au partir de Nouvelle-Amitié, on prenait un peu trop à gauche et qu'on allât à Indiscrétion, à Perfidie, à Orgueil, à Médisance ou à Méchanceté, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Reconnaissance, on se trouverait à la mer d'Inimitié où tous les vaisseaux font naufrage et qui, par l'agitation de ses vagues, convient sans doute fort juste avec cette impétueuse passion que Clélie veut représenter. Ainsi elle fait voir par ces routes différentes qu'il faut avoir mille bonnes qualités pour l'obliger à avoir une amitié tendre et que ce qui en ont de mauvaises ne peuvent avoir part qu'à sa haine ou à son indifférence. Aussi cette sage fille voulant faire connaître sur cette carte qu'elle n'avait jamais eu d'amour et qu'elle n'aurait jamais dans le cœur que de la tendresse, fait que la rivière d'Inclination se jette dans une mer qu'on appelle la Mer dangereuse, parce qu'il est assez dangereux à une femme d'aller un peu au delà des dernières bornes de l'amitié; et elle fait ensuite qu'au delà de cette Mer, c'est ce que nous appelons Terres inconnues, parce qu'en effet nous ne savons point ce qu'il y a et que nous ne croyons que personne ait été plus loin qu'Hercule; de sorte que de cette façon elle a trouvé lieu de faire une agréable morale d'amitié par un simple jeu de son esprit, et de faire entendre d'une manière assez particulière qu'elle n'a point eu d'amour et qu'elle n'en peut avoir. Aussi, Aronce, Herminius et moi trouvâmes-nous cette carte si galante que nous la sûmes devant que de nous séparer. Clélie priait pourtant instamment celui pour qui elle l'avait faite de ne la montrer qu'à cinq ou six personnes qu'elle aimait assez pour la leur faire voir, car, comme ce n'était qu'un simple enjouement de son esprit, elle ne voulait pas que de sottes gens, qui ne sauraient pas le commencement de la chose, et qui ne seraient pas capables d'entendre certaine nouvelle galanterie, allassent en parler selon leur caprice ou la grossièreté de leur esprit. Elle ne put pourtant être obéie, parce qu'il y eut une certaine constellation qui fit que, quoiqu'on ne voulût montrer cette carte qu'à peu de personnes, elle fit pourtant un si grand bruit par le monde qu'on ne parlait que de la Carte de Tendre. Tout ce qu'il y avait de gens d'esprit à Capoue écrivirent quelque chose à la louange de cette carte soit en vers, soit en prose, car elle servit de sujet à un poème fort ingénieux, à d'autres vers fort galants, à de fort belles lettres, à de fort agréables billets et à des conversations si divertissantes que Clélie soutenait qu'elles valaient mille fois mieux que sa carte, et l'on ne voyait alors personne à qui l'on ne demandât s'il voulait aller à Tendre. En effet cela fournit durant quelque temps d'un si agréable sujet de s'entretenir qu'il n'y eut jamais rien de plus divertissant. Au commencement Clélie fut bien fâché qu'on en parlât tant, car enfin, disait-elle un jour à Herminius, pensez-vous que je trouve bon qu'une bagatelle que j'ai pensé qui avait quelque chose de plaisant pour notre cabale en particulier, devienne publique, et que ce que j'ai fait pour n'être vu que de cinq ou six personnes qui ont infiniment de l'esprit, qui l'ont délicat et connaissant, soit vu de deux mille qui n'en ont guère, qui l'ont mal tourné et peu éclairé, et qui entendent fort mal les plus belles choses? Je sais bien que ceux qui savent que cela a commencé par une conversation qui m'a donné lieu d'imaginer cette carte en un instant ne trouveront pas cette galanterie chimérique ni extravagante; mais, comme il y a de forts étranges gens par le monde, j'appréhende extrêmement qu'il n'y en ait qui s'imaginent que j'ai pensé à cela fort sérieusement, que j'ai rêvé plusieurs jours sans le chercher et que je croyais avoir fait une chose admirable. Cependant c'est une folie d'un moment, que je ne regarde tout au plus que comme une bagatelle qui a peut-être quelque galanterie et quelque nouveauté pour ceux qui ont l'esprit assez bien tourné pour l'entendre. Clélie n'avait pourtant pas de raison de s'inquiéter, madame, car il est certain que tout le monde prit tout à fait bien cette nouvelle invention de faire savoir par où l'on peut acquérir la tendresse d'une honnête personne qu'à la réserve de quelques gens grossiers, stupides, malicieux ou mauvais plaisants, dont l'approbation était indifférente à Clélie, on en parle avec louange; encore tira-t-on même quelque divertissement de la sottise de ces gens-là, car il y eut un homme entre les autres qui, après avoir vu cette carte qu'il avait demandé à voir avec une opiniâtreté étrange, et qui après l'avoir entendu louer à de plus honnêtes gens que lui, demanda grossièrement à quoi cela servait et de quelle utilité était cette carte. Je ne sais pas, lui répliqua celui à qui il parlait, après l'avoir repliée fort diligemment, si elle servira à quelqu'un, mais je sais bien qu'elle ne vous conduira jamais à Tendre. Ainsi, madame, le destin de cette carte fut si heureux que ceux mêmes qui furent assez stupides pour ne l'entendre point servirent à nous divertir, en nous donnant sujet de nous moquer de leurs sottises. |
Renaud de Segrais
(Jean Regnauld)
(1624-1701)
Sur la Carte de Tendre
(Recueil de Sercy : poésies, 1653-1660)
Estimez-vous cette carte nouvelle Qui veut de Tendre apprendre le chemin? Pour adoucir une beauté cruelle, Je m'en servais encore ce matin. Mais, croyez-moi, ce n'est qu'une bagatelle; Le grand chemin et le plus court de tous, C'est par Bijoux. Si quelquefois sur Estime on s'avance, C'est quand on peut faire estimer ses dons, Car Petits-soins ne vont qu'à Révérence, Et Jolis-vers, pris souvent pour chansons, Malaisément vont à Reconnaissance, Mais bien plutôt aux Petites Maisons. Le grand chemin et le plus court de tous, C'est par Bijoux. Oubliez donc cette trop longue route, Et retenez le chemin de Bijoux; Avec lui seul vous parviendrez sans doute; Et si d'abord Tendre ne s'offre à vous, Séjournez-y, quoi que le séjour coûte; Tendre viendra jusques au rendez-vous. Le grand chemin et le plus court de tous, C'est par Bijoux. |
De Maulevrier
La Carte du Royaume des Précieuses
(Recueil de Sercy : prose, 1658)
On s'embarque sur la Rivière de Confidence pour arriver au Port de Chuchoter. De là on passe par Adorable, par Divine, et par Ma Chère, qui sont trois villes sur le grand chemin de Façonnerie qui est la capitale du Royaume. A une lieue de cette ville est un château bien fortifié qu'on appelle Galanterie. Ce Château est très noble, ayant pour dépendances plusieurs fiefs, comme Feux cachés, Sentiments tendres et passionnés et Amitiés amoureuses. Il y a auprès deux grandes plaines de Coquetterie, qui sont toutes couvertes d'un côté par les Montagnes de Minauderie et de l'autre par celles de Pruderie. Derrière tout cela est le lac d'Abandon, qui est l'extrémité du Royaume. |
Tristan l'Hermite
(François l'Hermite, sieur de Soliers)
(1601-1655)
La Carte du Royaume d'Amour
ou la description succincte de la contrée qu'il régit,
de ses principales villes, bourgades et autres lieux,
et le chemin qu'il faut tenir pour y faire voyage.
(Recueil de Sercy : prose, 1658)
Le Royaume d'Amour est situé fort près de celui des Précieuses. C'est une contrée fort agréable, et où il y a de la satisfaction de voyager, quand on en sait la carte en perfection et qu'on n'est point en hasard de s'y fourvoyer. il s'y trouve quelques mauvais passages qu'on ne saurait éviter; mais comme on se représente qu'il n'y a nul bien sans peine et que les plaisirs succèdent souvent aux douleurs, on se console facilement. Afin qu'on ne manque point aussi de conseil, voici une bonne guide des chemins que je vais vous donner. Aux frontières du Royaume, on trouve la grande Plaine d'Indifférence qui est une belle Prairie où se tient ordinairement une Foire pour toute sorte de Marchands, mais qui ne débitent que Vessies pleines de poix et de crème fouettée. Ayant traversé cette prairie, on gagne le Bois de Belle Assemblée, qui est un bois fort agréable où il y a presque toujours Concert de Luths et de Voix, ou du moins la grande Bande de Violons et souvent la Comédie et le Bal. On y trouve une Hôtellerie dérobée du grand chemin, qui s'appelle Doux-Regard où on boit d'un petit vin qui a beaucoup de douceur, mais qui échauffe plus qu'il ne désaltère. De Doux-Regard on vient à Inquiétude, petit village où il y a de forts mauvais lits; on n'y couche guère que sur des fagots, encore sont-ils d'épines. D'Inquiétude on vient à Revue, qui est une bourgade fort agréable pour ce qu'elle contient. De Revue on pense à Visite, village assez beau, mais qu'on n'arrête point au gîte; on n'y trouve que des chaises pour s'asseoir et point de lits pour s'y coucher. De Visite on passe à Soupirs, petit lieu où il n'y a nulles singularités, si ce ne sont des Moulins à vent qui tournent à la faveur d'un vent qui se lève d'une montagne voisine qu'on appelle Coeur-Féru. De Soupirs on se rend à Soins-sur-Complaisance, grande et fameuse ville, où se trouvent citadelle, ville et université. Le capitaine du château n'y dort pas d'un profond sommeil; il semble qu'il craigne toujours quelque surprise, ou qu'il ait quelque entreprise à exécuter. Il a toujours des gens à gages pour l'avertir qui passe, quel temps il fait et quelle heure il est. On tient qu'en ce lieu, qui est haut élevé, on fait éclore à toute heure des Poulets à la réverbération du Soleil, qui sont blancs comme neige, et qui ne chantent que pour une personne aimée. La Ville est toute pleine de marchands de citrons doux, d'oranges de Portugal, de marmelades et confitures d'Italie; on trouve force gants de frangipane et des essences de toutes sortes, comme aussi des bijoux fort jolis pour des discrétions. L'Université a d'excellents professeurs qui sont passés Docteurs en Fleurettes, Rondeaux, Bouts-rimés, Triolets, Bons mots et Contes agréables. On tient qu'ils étudient depuis longtemps pour trouver la plus fine Raillerie, mais que la plupart se sont jusques ici rongé les ongles jusqu'à la chair vive, sans en pouvoir venir à bout. De Soins on vient à Feu déclaré, petit bourg dont les habitants sont tellement enrhumés qu'à peine les peut-on entendre, tant ils parlent bas; aussi, pour s'expliquer, ils se contentent souvent de marcher sur le pied, ou de serrer la main aux personnes. On les prendrait pour être des gens fort vertueux, car ils ont toujours sur le teint la rougeur d'une honnête honte. De Feu déclaré on vient à Protestations, où les habitants sont fort dévots; ils ont toujours les mains jointes ou regardent le Ciel en se frappant l'estomac et font bien souvent des serments horribles pour assurer de leur bonne foi, mais il ne faut pas croire tout ce qu'ils disent. De Protestations on arrive à Confidence, petit lieu qui est dans un fond et dont l'abord est un peu difficile. Ceux qui l'habitent se confessent perpétuellement les uns aux autres et n'en sont pas plus gens de bien pour cela. De Confidence on trouve une petite villette dans le fond d'un bois qu'on appelle Entreprendre. Les habitants de ce lieu ont réputation pour l'escrime, et pourtant ils ne savent qu'un coup d'épée, qui est de faire la feinte aux yeux et de porter la botte en dessous; on tient aussi qu'il y a là d'habiles gens pour la lutte et que les habitants de Quimper-Corentin ont appris d'eux à donner le saut de Breton. Il y avait autrefois en ce même lieu un château médiocrement fortifié, qu'on appelait Résistance; mais il a été ruiné par les guerres et de son débris on a fait une petite bicoque qu'on nomme Tôt-Rendue. D'Entreprendre on vient avec quelque travail à Jouissance, qui est comme la capitale de la province. Elle est parfaitement agréable en son abord et remarquable pour ses beaux jardins, qui ont tous des labyrinthes ingénieusement construits, où on se va perdre deux à deux. De Jouissance on vient par un chemin bordé de roses à Satiété. La journée est grande et le chemin un peu long, mais lorsqu'on en est à une portée d'arbalète, on ne voit plus sur les églantiers que des gratte-culs. Les vivres sont à fort bon marché dans la ville de Satiété, mais l'air du terroir donne Si peu d'appétit qu'on ne daigne pas seulement y toucher. De Satiété on arrive à une bourgade qui n'a qu'une rue fort longue qu'on appelle Faible Amitié. Là chacun s'appelle par son nom de baptême, car, de toute ancienneté, on n'y donne point de surnom ni de qualité à personne, et par un article de la coutume du lieu sont annulés à jamais les anciens titres de Mon Bon, et de Ma Chère. De Faible Amitié on se trouve tout contre Inclination nouvelle, joignant Doux-Regard, dans le bois de Belle Assemblée, tellement qu'il semble qu'on n'ait fait qu'un circuit dans toute la Région d'Amour. Il y en a qui disent que dans le Cœur est la ville capitale, mais qu'il y a bien du chemin à faire pour y arriver, car elle est sur une montagne dont le sommet s'élève beaucoup au-dessus des nues; on ne peut y monter ni en carrosse ni à cheval, non pas même avec des mulets ou autres montures, mais seulement à pied; encore est-il quelquefois besoin d'ôter ses souliers, quoique le chemin soit fort épineux. Plusieurs graves auteurs ont écrit les singularités de cette ville, qu'on appelle Amour Céleste; les modernes l'ont nommée Sainteté Monastique. Il n'y entre point de gens de mauvaise vie; les gardes qui veillent aux portes en défendent l'entrée, quelque bonne mine qu'ils puissent faire pour se déguiser. Les habitants de cette cité sont très heureux, parce qu'ils trouvent leur bonheur en eux-mêmes; leur âme est toujours en repos, bien que leur corps soit souvent en peine; ils mangent peu, ne dorment guère, et disent souvent un grand chapelet, afin que le reste des habitants de cette province se convertisse et se rende digne de vivre avec eux dans cette belle habitation. |
[Anonyme]
Lettre de M.D. sur la Carte du Royaume de Tendre écrite à l'Illustre M. S.
(Recueil de Sercy : prose, 1658)
Vous ne savez sans doute pas le danger qu'il y a de voyager aux Terres inconnues, puisque vous témoignez souhaiter d'y aller. Pour moi, sur ce que j'en ai ouï raconter, je ne conseillerais point à mes amis d'entreprendre un si pénible voyage. On dit qu'il n'est permis de trafiquer en ce lieu que de Cœurs humains et que, pour être reçu d'acheter cette sorte de marchandise, il faut passer le plus beau de ses ans à pousser des soupirs, qui ne sont point entendus, ou qui sont confondus avec tant d'autres qu'on donne souvent à des nouveaux venus des Cœurs qu'il y a des années entières que les pauvres anciens poursuivent; et quand, après bien des travaux, on en remporte quelqu'un, il y a des voleurs sur les grands chemins qui ne laissent pas échapper une seule occasion de vous dérober ce fruit de vos peines. De ces voleurs dont je parle, il en est de plusieurs espèces : les uns se déguisent, marchent au petit pas, et ne vont que la nuit, mais ce ne sont pas là les plus à craindre; car quand ils ont dérobé un ou deux Cœurs, ils bornent là leur ambition et se retirent. Les plus redoutables sont certains blondins qui ont des soldats qui portent pour armes des éventails à bâton d'écaille de tortue; leur étendard est de point de Raguse ou autre dentelle à la mode; et ils ont des machines de guerre qui jettent incessamment des montres ou diamants de prix, des essences, des confitures sèches et autres semblables choses. Il n'échappe guère de Cœurs à ces sortes de Voleurs; et le malheur que j'y trouve, c'est qu'ils ne sont point punis de leurs larcins, car ils sont si bien auprès du Roi du pays qu'on ne peut obtenir de justice de lui sur cette matière. D'espérer qu'un bon sentiment de conscience les obligeât à faire restitution, ce serait un faible réconfort, car, du moment que ces jeunes Tyrans ont fait passer un Cœur par leurs mains, il est indigne de retourner à son premier maître. Ce n'est pourtant pas pour vous refuser l'assistance que vous me demandez que je vous veux détourner de ce voyage, car si, après tout ce que je vous en dis, vous demeurez ferme dans votre résolution, je m'offre de vous enseigner un petit sentier que des gens nouveaux venus de ces terres m'ont dit être le plus court et le moins dangereux. La Carte de Tendre n'en fait point de mention; cependant, de la manière qu'on me l'a dépeint, je m'étonne qu'il y ait été oublié : on l'appelle le sentier du Hasard; on passe pour y arriver par un Bois qui se nomme des Bonnes Fortunes, et il se termine à un Pont qu'on appelle Faiblesse féminine. On dit, quand on est sur ce Pont, qu'on n'a plus qu'un pas jusques aux Terres inconnues. J'ai même ouï dire que les Cœurs qui se vendent sur cette route sont d'un usage plus commode que ceux de la Ville de Tendre, car ceux de cette Ville de Tendre sont gardés dans un magasin public dont la Concierge est une ancienne Dame nommée Grande Vertu, qui n'en permet l'entrée qu'à fort peu de gens. Elle demande des certificats de Longue Connaissance, des attestations de Bel Esprit et des passeports de Bonne Réputation. Toutes ces formalités sont incommodes aux gens que la seule curiosité pousse à faire ce voyage; c'est pourquoi, comme je vous crois de ce nombre, je m'imagine que ce petit chemin détourné est celui que vous devez prendre; et si vous revenez heureusement chargé de butin, vous aurez la bonté de me conter vos aventures; car moi qui ne veut, s'il se peut, connaître ce Royaume que par le rapport d'autrui, je serai bien aise d'en savoir les coutumes par un homme d'autant d'esprit que vous. |