Général Comte Rostopchine
[Fëdor
Vasil'evic Rostopcin]
(1763?-1826)
Mes
mémoires en dix minutes
(1823?)
Le général comte Rostopchine avait écrit, dans
notre langue : « Toute tête française n'est qu'un moulin à vent, un
hôpital, une maison de fous », et encore : « La langue française est la
peste morale du genre humain et, comme exprès, on cherche à
l'introduire partout. » C'est pourquoi sans doute, en 1816, cet homme
paradoxal, lorsqu'il sentit que l'immense service rendu à son pays par
l'incendie volontaire de Moscou allait lui valoir une ingratitude
dangereuse, alla se réfugier en France. Il y fut la coqueluche des
salons, il y maria sa fille au comte de Ségur, puis au bout de sept ans
rentra « finir ses jours où il les avait commencés ». Là, à Moscou, un
soir, la princesse Bobrinska s'étonna et regretta qu'il n'eût pas écrit
ses mémoires. Le général déclara ne pouvoir résister à cette invite,
qu'il se mettrait sans plus tarder à cette besogne, qu'au surplus
c'était l'affaire d'une journée. On se récria. Mais le lendemain, le
comte Rostopchine, fidèle à sa parole, lut à la société ses « mémoires
en dix minutes ». Ce dernier écrit, en français bien entendu, d'un
homme qui n'était pas inconnu des milieux littéraires, obtint un vif
succès. Mais il a été trop rarement publié pour n'être pas injustement
oublié aujourd'hui. CHAPITRE I MA NAISSANCE En 1765, je sortis des ténèbres pour
apparaître au grand jour. On me mesura, on me pesa, on me baptisa. Je
naquis sans savoir pourquoi et mes parents remercièrent le Ciel sans
savoir de quoi. CHAPITRE II MON ÉDUCATION On
m'apprit toutes sortes de choses et toutes espèces de langues. A force
d'être impudent et charlatan je passai quelquefois pour un savant. Ma
tête est devenue une bibliothèque dépareillée, dont j'ai gardé la clef. CHAPITRE
III MES SOUFFRANCES Je fus tourmenté par
les maîtres, par les tailleurs qui me faisaient des habits étroits, par
les femmes, par l'ambition, par l'amour-propre, par les regrets
inutiles, par les souverains et par les souvenirs. CHAPITRE
IV PRIVATIONS J'ai été privé de trois
grandes jouissances de l'espèce humaine : du vol, de la gourmandise et
de l'orgueil. CHAPITRE V ÉPOQUES MÉMORABLES A
trente ans j'ai renoncé à la danse, à quarante à plaire au beau sexe, à
soixante à penser et je suis devenu un vrai sage ou égoïste, ce qui est
synonyme. CHAPITRE VI PORTRAIT AU MORAL Je
fus entêté comme une mule, capricieux comme une coquette, gai comme un
enfant, paresseux comme une marmotte, actif comme Bonaparte, et le tout
à volonté. CHAPITRE VII RÉSOLUTION IMPORTANTE N'ayant pu jamais me rendre maître de ma
physionomie, je lâchai la bride à ma langue et je contractai la
mauvaise habitude de penser tout haut. Cela me procura quelques
jouissances et beaucoup d'ennemis. CHAPITRE VIII CE QUE JE FUS ET CE QUE J'AURAIS PU ÊTRE J'ai été très
sensible à l'amitié, à la confiance, et si j'étais né pendant l'âge
d'or, j'aurais été peut-être un bonhomme tout à fait. CHAPITRE
IX PRINCIPES RESPECTABLES Je n'ai
jamais été impliqué dans aucun mariage ni aucun commérage ; je n'ai
jamais recommandé ni cuisinier, ni médecin, par conséquent je n'ai
attenté à la vie de personne. CHAPITRE X MES GOUTS J'ai aimé une petite société, une promenade
dans les bois. J'avais une vénération involontaire pour le soleil, et
son coucher m'attristait souvent. En couleur c'était le bleu ; en
manger le boeuf au naturel ; en boisson, l'eau fraîche ; en spectacle,
la comédie et la farce ; en hommes et en femmes, la physionomie ouverte
et expressive. Les bossus des deux sexes avaient pour moi un charme que
je n'ai jamais pu définir. CHAPITRE XI MES AVERSIONS J'avais de l'éloignement pour les sots et
pour les faquins, pour les femmes intrigantes qui jouent la vertu ; un
dégoût pour l'affectation de la piété, pour les hommes teints et les
femmes fardées ; de l'aversion pour les rats, les liqueurs, la
métaphysique et la rhubarbe ; de l'effroi pour la justice et les bêtes
enragées. CHAPITRE XII ANALYSE DE MA VIE J'attends
la mort sans crainte, comme sans impatience. Ma vie a été un mauvais
mélodrame à grand spectacle, dans lequel j'ai joué les héros, les
tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets. CHAPITRE
XIII RÉCOMPENSES DU CIEL Mon grand
bonheur est d'être indépendant des trois individus qui régissent
l'Europe. Comme je suis assez riche, le dos tourné aux affaires et
assez indifférent à la musique, je n'ai par conséquent rien à démêler
avec Rothschild, Metternich et Rossini. CHAPITRE XIV MON ÉPITAPHE ICI ON A POSÉ POUR SE REPOSER, AVEC UNE AME BLASÉE, UN CŒUR ÉPUISÉ ET UN CORPS USÉ, UN VIEUX DIABLE TRÉPASSÉ ; MESDAMES ET MESSIEURS, PASSEZ! CHAPITRE XV ÉPITRE DÉDICATOIRE AU PUBLIC Chien de Public ! organe
discordant des passions ! toi qui élèves au ciel et qui plonges dans
la boue, qui prônes et calomnies sans savoir pourquoi ; image du
tocsin, écho de toi-même ; tyran absurde échappé des petites-maisons ;
extrait des venins les plus subtils et des parfums les plus suaves ;
représentant du diable auprès de l'espèce humaine ; furie masquée en
charité chrétienne ; Public ! que j'ai craint dans ma jeunesse,
respecté dans l'âge mûr et méprisé dans ma vieillesse, c'est à toi que
je dédie ces mémoires, gentil Public ! Enfin je suis hors de ton
atteinte, car je suis mort, et par conséquent sourd, aveugle et muet.
Puisses-tu jouir de ces avantages pour ton repos et pour celui du
genre humain. TABLE DES MATIÈRES Chapitre I. Ma naissance Chapitre II. Mon éducation Chapitre III. Mes souffrances Chapitre IV. Privations Chapitre V. Époques mémorables Chapitre VI. Portrait au moral Chapitre VII. Résolution importante Chapitre VIII. Ce que j e fus et ce que j'aurais pu être Chapitre IX. Principes respectables Chapitre X. Mes goûts Chapitre XI. Mes aversions Chapitre XII. Analyse de ma vie Chapitre XIII. Récompenses du ciel Chapitre XIV. Mon épitaphe Chapitre XV. Épître dédicatoire |